3.

La mer Jaune est entourée de la cordillère des monts Kongô. Des monts si hauts que leurs sommets transpercent la mer de Nuages. Le pied de ces montagnes est lui aussi immense. Pour les franchir, il faut suivre la gorge qui les traverse de part en part, ce qui donne l’impression d’avancer le long d’une tranchée creusée dans l’épaisseur d’un mur sans fin.

La porte de la Terre venait d’ouvrir. Devant la foule assemblée apparut une vallée étroite, bordée de parois élevées qui se faisaient plus hautes encore au fur et à mesure qu’on s’enfonçait en serpentant dans la montagne. Shushô eut l’impression de se trouver à l’entrée d’un défilé qui menait à un gouffre. En réalité, le chemin montait légèrement. Mais l’élévation progressive des murs rocheux qui l’encadraient pouvait produire cette illusion.

Large de six cents pu, un pu équivalant environ à la longueur d’un double pas, cette route autorisait une troupe de cavaliers à avancer de front. Les soldats à cheval, qui se rendaient à la forteresse de la mer Jaune, marchaient en tête, suivis en silence par la cohorte des ascensionnistes. Le sol et la roche étaient couverts d’une fine couche de glace qui craquait sous les pieds, car le dégel n’avait commencé que depuis peu. L’air était frais, immobile.

Au fond de la gorge, la pénombre matinale tardait à se dissiper : le soleil d’équinoxe n’était pas encore parvenu à franchir la barrière des monts Kongô. Le ciel formait un long ruban au-dessus du défilé, rivière bleu pâle qui se teintait peu à peu des couleurs du jour naissant. Lorsque le bord supérieur de l’une des deux parois se mit enfin à scintiller et qu’une lumière vive vint éclairer le visage des marcheurs, tous s’arrêtèrent, et une exclamation s’éleva pour saluer cette apparition.

Au bout de cette route, se dressait une porte gigantesque. Tellement haute qu’elle semblait se pencher vers celui qui, du chemin, la contemplait. Elle faisait certainement plusieurs fois la taille d’un homme. Chacun de ses deux battants, hermétiquement clos, était constitué d’une grande roche sur laquelle une cloison de bois peinte en rouge était fixée. Au-dessus, reposait un portique dont les piliers, rouges également, soutenaient un petit toit de tuiles vertes. Sur le linteau on pouvait lire, inscrit en caractères dorés sur fond noir : Reiken Mon, « Porte Reiken ».

— C’est… souffla Shushô en découvrant de loin l’édifice.

Elle laissa échapper un cri.

— Là, un yôma !

Gravée sur les vantaux de bois, une silhouette, qui pouvait ressembler à celle d’un yôma ou d’un yôjû, apparaissait. On aurait dit un dragon, avec deux ailes dans le dos.

— C’est l’animal sacré qui protège la porte Reiken. Son nom est Tenhaku, le « maître du ciel », lui apprit Gankyû.

Bien que très haute, la porte Reiken n’était pas infranchissable pour une monture volante.

— Si quelqu’un tente d’entrer dans la mer Jaune en violant l’interdit, Tenhaku le foudroiera et mangera son âme.

Shushô en eut un frisson dans le dos. Elle secoua les épaules et se remit dans le flot des marcheurs qui continuaient à avancer en silence. Lorsque tous furent parvenus à l’extrémité du chemin, ils se regroupèrent sans un mot face à la porte. Une grande tension régnait parmi la foule immobile. De part et d’autre des deux battants, des petites galeries avaient été creusées dans la roche sur plusieurs niveaux. Elles permettaient de circuler en surplombant l’espace où stationnaient les candidats à la traversée. Mais pour l’heure, elles étaient vides. L’ouverture n’aurait lieu qu’à midi. L’attente commença.

En fait, elle ne devait pas durer très longtemps : bientôt, on entendit monter un grondement qui se mit à faire vibrer l’air environnant. Pourtant le son n’était pas particulièrement fort. C’était une sorte de pulsation sourde et régulière. Mais elle envahissait à ce point l’espace que tous se mirent à regarder à droite, à gauche, l’air inquiet, essayant d’en localiser la source. Cette agitation se propageant parmi la foule, le son se trouvait amplifié par les mouvements conjugués des uns et des autres.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Shushô à voix basse.

— C’est Tenhaku. Tais-toi et regarde bien ce qui va se passer.

Gankyû pointa son doigt vers le portique, au-dessus de la porte. Tout à coup, le grondement cessa. Tous se figèrent. Le silence était total. Une ombre apparut bientôt à l’endroit qu’avait indiqué Gankyû. Elle n’était pas très grande, juste une petite tache noire. Puis elle se détacha de l’encadrement et se mit à descendre lentement le long des battants, grossissant au fur et à mesure qu’elle se rapprochait du sol. Lorsqu’elle eut atteint le milieu de la hauteur, Shushô s’aperçut que cette ombre était en fait un vieil homme en suspension dans l’air. Il semblait tout à fait ordinaire. Il poursuivit sa descente sous le regard attentif de l’assemblée et finit par se poser.

— C’est Tenhaku, sous sa forme humaine, chuchotèrent quelques personnes. Regardez les fils d’acier qu’il a autour de ses membres.

Le vieillard faisait face à la foule. Il s’inclina lentement pour la saluer, puis il se tourna et appuya ses deux mains sur la porte. Celle-ci mesurait environ quarante jô de hauteur, soit à peu près quarante fois la taille d’un homme, sur deux cents pu de largeur.

Je me demande bien quel poids elle fait… se dit Shushô.

Et les battants se mirent à pivoter. Comme s’ils ne pesaient pas plus que ceux d’un quelconque portail.

Dès qu’ils s’entrouvrirent, un vent chaud s’engouffra par la fente qui s’élargissait. Il souleva les vêtements, chahuta les coiffures et se mit à courir le long du défilé, telle l’eau d’un barrage dont on aurait ouvert les vannes. C’était le vent de la mer Jaune, celui que les habitants de Ken craignaient le plus.

Le vieil homme continua à pousser les battants et tous découvrirent alors, comme une image en reflet dans un miroir, une troupe de soldats qui faisaient face à ceux formant le premier rang des ascensionnistes. Ils se regardèrent en silence. Lorsque la porte fut enfin grande ouverte, le vieil homme s’arrêta. Il salua ceux qui se tenaient dans la mer Jaune et disparut. Subitement. C’était le signal que tous attendaient.

Aussitôt, des cris de joie fusèrent. Ils emplissaient l’espace, s’élevaient en tourbillons, se mêlaient au vent qui soufflait en hurlant. La liesse était générale. Immédiatement, les soldats, stationnés de part et d’autre de la porte, lancèrent leur monture en brandissant arcs et lances. Shushô aperçut alors, par-dessus la foule, une énorme muraille qui obstruait le fond du défilé. Les hommes à cheval se croisèrent, et s’adressèrent un rapide salut. Les uns venaient de passer un an dans la mer Jaune, cantonnés dans la forteresse pour surveiller l’accès à la ville de Ken et protéger les voyageurs qui y retournaient. Les autres allaient prendre la relève pour les douze mois à venir. Les premiers avaient à peine franchi la porte que la clameur redoubla. Ils grimpèrent vers les galeries creusées dans la roche et s’y tinrent alignés, afin d’accueillir les nouveaux arrivants. Leur service s’achevait.

Ils virent alors passer les montures volantes des chasseurs de cadavres qui se précipitaient vers la mer Jaune. Ceux-ci avaient jusqu’au lendemain midi pour se livrer à leur activité. Après quoi, ils seraient obligés d’attendre le prochain solstice pour ressortir. Le temps pressait. Puis ce fut le chassé-croisé des habitués de la mer Jaune, les vrais aventuriers, ascensionnistes qui tentaient une nouvelle chance ou chasseurs de chimères aguerris. Les ascensionnistes débutants les regardaient aller et venir, encore hésitants, mais l’agitation ambiante eut vite fait de les entraîner dans ce ballet désordonné. Les uns enfourchèrent leur monture, pendant que les autres se mettaient à courir au-devant de ceux qui déjà sortaient. Le vacarme des cris mêlés aux bruits de sabots et de pas était assourdissant.

— C’est impressionnant… souffla Shushô, au milieu de ce tumulte.

— Oui, c’est toujours comme ça, le jour de l’Ankô, dit Gankyû gaiement.

Il avait beau savoir tous les dangers qui les attendaient dans la mer Jaune, ce moment si particulier de l’ouverture d’une des quatre portes lui procurait toujours un vif plaisir.

— C’est vraiment super ! s’exclama Shushô.

— Si tu veux faire demi-tour, il est encore temps mais il faut te décider maintenant, prévint Gankyû en se tournant vers elle. Après, il sera trop tard. La porte de la Terre va se refermer.

— Non, je continue, dit-elle d’une voix posée.

— Tu veux vraiment y aller ?

— Oui. Le royaume de Kyô a besoin d’un nouveau souverain !

— Et ce nouveau souverain, c’est toi, évidemment…

— Mais oui, regarde : tu ne trouves pas que j’ai déjà un petit air royal ? répondit-elle en prenant une pose avantageuse.

Gankyû se contenta de pousser un soupir en levant les yeux au ciel. Il saisit les rênes de son haku et sauta en selle. Puis, se tournant vers Shushô, il lui tendit la main.

— Viens. Allons-y.

Les ailes du destin
titlepage.xhtml
Les ailes du destin_split_000.htm
Les ailes du destin_split_001.htm
Les ailes du destin_split_002.htm
Les ailes du destin_split_003.htm
Les ailes du destin_split_004.htm
Les ailes du destin_split_005.htm
Les ailes du destin_split_006.htm
Les ailes du destin_split_007.htm
Les ailes du destin_split_008.htm
Les ailes du destin_split_009.htm
Les ailes du destin_split_010.htm
Les ailes du destin_split_011.htm
Les ailes du destin_split_012.htm
Les ailes du destin_split_013.htm
Les ailes du destin_split_014.htm
Les ailes du destin_split_015.htm
Les ailes du destin_split_016.htm
Les ailes du destin_split_017.htm
Les ailes du destin_split_018.htm
Les ailes du destin_split_019.htm
Les ailes du destin_split_020.htm
Les ailes du destin_split_021.htm
Les ailes du destin_split_022.htm
Les ailes du destin_split_023.htm
Les ailes du destin_split_024.htm
Les ailes du destin_split_025.htm
Les ailes du destin_split_026.htm
Les ailes du destin_split_027.htm
Les ailes du destin_split_028.htm
Les ailes du destin_split_029.htm
Les ailes du destin_split_030.htm
Les ailes du destin_split_031.htm
Les ailes du destin_split_032.htm
Les ailes du destin_split_033.htm
Les ailes du destin_split_034.htm
Les ailes du destin_split_035.htm
Les ailes du destin_split_036.htm
Les ailes du destin_split_037.htm
Les ailes du destin_split_038.htm
Les ailes du destin_split_039.htm
Les ailes du destin_split_040.htm
Les ailes du destin_split_041.htm
Les ailes du destin_split_042.htm
Les ailes du destin_split_043.htm
Les ailes du destin_split_044.htm
Les ailes du destin_split_045.htm
Les ailes du destin_split_046.htm
Les ailes du destin_split_047.htm
Les ailes du destin_split_048.htm
Les ailes du destin_split_049.htm
Les ailes du destin_split_050.htm
Les ailes du destin_split_051.htm
Les ailes du destin_split_052.htm
Les ailes du destin_split_053.htm
Les ailes du destin_split_054.htm
Les ailes du destin_split_055.htm
Les ailes du destin_split_056.htm